L’épopée de l’Italie en guerre
Du fascisme à la démocratie chrétienne, une fresque historique et intime suit un groupe de jeunes gens pris dans les conflits mondiaux, militaires, politiques et moraux, entre 1940 et 1974
Une saga familiale, une fresque historique, un manifeste anticommuniste et, surtout, une méditation sur le mal: avec ses 1400 pages, Le Cheval rouge embrasse trente-cinq ans de la vie de l’Italie, entre 1940 et 1974, juste avant, pendant et après la guerre. Le récit rayonne à partir de Nomana, un petit village situé dans la vallée de la Brianza, près de Milan. L’auteur, Eugenio Corti (1921-2014), a passé toute sa vie dans cette région, et le livre est largement autobiographique.
Publié en 1983, après onze ans d’écriture, ce Guerre et Paix italien, comme on l’a qualifié, reprend des thèmes abordés dans deux chroniques, rédigées par l’auteur, immédiatement après la guerre: La plupart ne reviendront pas (1947), «Journal de vingt-huit journées dans une poche sur le front russe, hiver 1942-43», et Derniers Soldats du roi (1951), qui relate la campagne du Corps italien de libération.
La source du mal
Cette somme comporte trois volets, dont les titres proviennent de l’Apocalypse: Le Cheval rouge, Le Cheval livide et L’Arbre de vie.
Publiée en 1996 par L’Age d’Homme, elle reparaît aujourd’hui dans une traduction revue, avec une préface et une postface de François Livi. Si tout est raconté par un narrateur anonyme, Eugenio Corti intervient parfois par des notes humoristiques ou d’ordre moral. C’est à travers son regard et son expérience que se déroule cette épopée. Se plonger dans Le Cheval rouge est une expérience de lecture éprouvante et fascinante. Eprouvante, car le récit, qui se situe, dans sa partie centrale, sur le front russe, pose sans relâche la question de la source du mal et en décrit les manifestations les plus terrifiantes. Fascinante, parce que dans ce roman remarquablement construit alternent les passages intimes et les tableaux épiques. Les personnages sont très incarnés: on suit les destinées d’un groupe de jeunes gens de Nomana, pris dans un conflit dans lequel la vanité de Mussolini les a entraînés, on s’attache à eux, à leurs amours, à leurs rêves, on tremble de les perdre et souvent, on les perd.
Au centre, la très catholique famille Riva. Le père dirige, sur le mode patriarcal, une petite usine de textile. Un des fils, Ambrogio, qui étudie l’économie, a pour mission de moderniser l’entreprise, avec un de ses frères. Tout jeune officier sans expérience, Ambrogio est envoyé sur le front russe d’où il reviendra blessé et profondément changé. Le cousin, Manno, qui voit partout des signes de la providence, combat en Libye puis en Grèce et en Italie. Son combat personnel se déroule contre la dégradation morale qu’il voit à l’œuvre. Tout comme celui de leur ami commun, Michele, qui demande expressément son affectation en Russie, car il veut étudier de près les mécanismes du communisme pour mieux les contrer. Cet alter ego de l’auteur se destine à l’écriture.
Le récit commence sur le mode pastoral, par une belle scène paysanne, dans une société archaïque où l’on parle encore patois. A Nomana, le fascisme n’a pénétré que superficiellement; les rites religieux, le travail des champs, l’industrie naissante occupent davantage les habitants que le bellicisme du Duce. Pourtant, très vite, les forces vives de la région sont engagées dans une guerre perdue d’avance, menée avec un amateurisme que l’auteur ne se prive pas de fustiger.
Ce premier volet montre les premiers temps de l’engagement aux côtés des Allemands, l’impréparation des troupes, l’attente sur le Don, la rencontre avec une population soviétique exsangue, harcelée par la famine jusqu’au cannibalisme, prête à accueillir un libérateur. Et l’arrivée de l’hiver, terrible pour une armée mal équipée et mal entraînée.
Returnements de veste
Dans Le Cheval livide, entre 1943 et 1945, c’est l’horreur d’un camp de prisonniers en URSS, la faim, le gel, les morts. Et, pour Michele, l’occasion de pousser son enquête sur le Mal: pourquoi Dieu permet-il ces abominations? Parce qu’il a donné aux hommes la liberté. Pourquoi en font-ils un usage pareil? A cause du péché originel. Nazisme et communisme sont deux facettes d’un projet qui se veut scientifique et qui abandonne la référence à une transcendance.
Pendant ce temps, Manno, engagé volontaire, se bat en Albanie puis en Italie, peu à peu reprise par les Alliés. Quand Mussolini est contraint de signer l’armistice, l’armée italienne se disloque. Vient l’ère des règlements de comptes, des retournements de veste. On voit un tortionnaire fasciste particulièrement pervers rejoindre les communistes, alors que le tout jeune Pino Riva s’est engagé chez les partisans. A Nomana, la vie continue – amours, deuils, retour échelonné des prisonniers – pendant qu’Ambrogio, blessé, lutte contre la mort.
Son titre l’indique, L’Arbre de vie (1945-1974) raconte le retour à la normalité. L’Italie est à reconstruire, matériellement et moralement. Le père Riva et ses fils s’acharnent à recréer des postes de travail, dans de grandes difficultés. En politique, les «Rouges», socialistes et communistes, affrontent les catholiques et la démocratie chrétienne en devenir, un combat dans lequel Michele investit toute son expérience du communisme réel.
Mariages à profusion
Après le temps des séparations, vient celui des unions: on se marie beaucoup dans ce volume, des enfants naissent. Les deux ouvrages que publie Michele (ceux que, dans la vie, l’auteur a écrits) rencontrent un grand succès, mais sa pièce contre Staline peine à trouver un metteur en scène et une réception critique, dans un climat de plus en plus à gauche et de moins en moins chrétien.
Une atmosphère de déploration imprègne ce troisième volume. Le monde catholique que défend l’auteur – référence constante à la providence, présence des anges gardiens, virginité avant le mariage, lutte contre la loi sur le divorce, nostalgie des «grandes années» du pape Pie XII – revêt aujourd’hui un caractère exotique. Mais Le Cheval rouge, dans son ampleur, est une grande œuvre qu’on a comparée à L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljénitsyne, ou encore à Vie et Destin, de Vassili Grossman, et il vaut la peine de la traverser dans toute son ampleur.
(Isabelle Ruf, 26/04/20, Le temps)